lundi 14 mai 2012

La vie normale. (2)

Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que vous n’êtes pas intermittente du spectacle – vous ne l’avez jamais été. Vos cinq cent sept heures, vous les avez effectuées en stage, ou mieux encore, au noir. Quand vous déprimez parce que vous n’avez pas de travail, cela signifie que vous allez devoir puiser dans vos économies pour payer votre loyer, et qu’il n’y a aucun revenu en vue. Quand certains de vos amis dépriment parce qu’ils n’ont pas de travail, cela signifie qu’ils s’ennuient parce qu’ils ne tournent pas de gros films actuellement, mais tout va bien, parce qu’ils touchent au moins mille cinq cent euros de congés spectacle. Net.

Vous ne comptez pas vous lancer sur l’épineux sujet du statut intermittent – vous n’êtes pas là pour ça. Vous en avez simplement marre des gens qui prétendent compatir à vos soucis alors qu’ils ont commencé leur vie professionnelle avec des stages payés cinq cent euros la semaine. Des gens qui râlent quand leurs piges sont inférieures à trois cent euros, et qui ignorent qu’un SMIC ne permet pas vraiment de s’amuser.
Un de vos collaborateurs aime à raconter partout qu’il refuse les journées de travail à moins de mille euros…

Bon nombre de personnes, acteurs ou techniciens, acceptent de travailler bénévolement – cela ne les dérange pas parce qu’ils ont leurs heures, donc une sécurité financière. Quand vous acceptez de travailler bénévolement, cela signifie que vous ne gagnez pas d’argent, et qu’il faudra se remettre à ouvrir du courrier très rapidement. Youpi !
Vous ne savez pas vraiment ce que vos amis pensent de votre situation. Une chose est sûre, c’est qu’aucun d’entre eux, qu’il travaille ou non dans le milieu du spectacle, ne semble comprendre que vous êtes perpétuellement fauchée. Sinon, ils ne vous proposeraient pas constamment de :
a) manger des hamburgers à douze euros (le hamburger, pas le menu)
b) donner cinquante euros pour aider un petit Africain orphelin et séropositif qui peint avec ses pieds, en échange d’un bloc de papier à lettres à votre nom (ah non, merde, ça c’est la Croix-Rouge, pas vos amis)
c) faire un tour d’Europe en voiture, partir en trek dans le désert tunisien, réserver un séjour de luxe aux Canaries, voire, tant qu’on y est, louer une villa à Los Angeles ou à Miami.
Les trois quarts sont blessés quand vous refusez, en plus – c’est sûr qu’après trois ans d’économies acharnées pour partir en Nouvelle-Zélande, vous alliez être d’attaque de suite pour de nouvelles aventures… Peut-être qu’en fait, vous êtes riche, et tout le monde le sait, sauf vous.

Blague à part, c’est parfois un peu difficile à vivre. Vous ne dites rien, mais voir vos amis partir à longueur de temps, c’est frustrant. Putain – vous saviez que vous auriez du être ingénieur. C’est entièrement de votre faute, après tout, vous n’aviez qu’à être bonne en maths.
Certes, vous êtes viscéralement anti-mariage, et vous ne comptez pas avoir d’enfants avant un bon milliard d’années – même si, à en croire des quarantenaires frustrées, votre utérus est d’ores et déjà en train de se dessécher comme un vieux pruneau sous le soleil de midi (et alors ? Vous adopterez des petits Chinois). Vous n’en restez pas moins humaine, et le fait d’avoir une forme de sécurité financière, ou même simplement de pouvoir suivre quand on vous emmène au restaurant vous ferait plaisir. Car non, les cadres et autres ingénieurs en tous genre ne prennent pas systématiquement le menu C à huit euros cinquante.

Vous aimeriez tellement avoir un travail. Un truc sympa, même en dehors de l’audiovisuel… Juste quelque chose qui vous permettrait d’utiliser un tant soi peu votre cerveau, qui ne demande que ça, et où vous pourriez parler d’autre chose que de la météo avec vos collègues. Vous avez fini par vous faire à l’idée que vous ne serez jamais intermittente, et que tant que vous ne vivrez pas de l’écriture ou de la réalisation, ce qui reste d’ailleurs totalement hypothétique, vous aurez besoin d’un travail d’appoint. OK, pas de problème – mais ce travail pourrait-il au moins, s’il vous plaît, être INTERESSANT ?

Pour vivre de votre art, au rythme où vous allez, il vous faudrait au moins être un vampire, par sécurité…
Franchement – pour une caissière qui devient écrivain, combien d’apprentis auteurs resteront à jamais des losers ?

Le plus pathétique, dans l’histoire, c’est le soin que vous mettez à faire croire aux autres à quel point votre vie est géniale. Bon, elle n’est pas dégueulasse en soi, c’est sûr. Mais vous trichez sur les versions.
Version honnête pour honnête fille décomplexée : je veux être réalisateur. Je fais de l’intérim la plupart du temps, et parfois je réalise un truc ; ça ne paye pas.
Version hypocrite pour réunion d’anciens élèves : je veux être réalisateur. Ouuuais. J’ai passé pas mal de temps à la télé, ouaaais, puis j’ai beaucoup bossé en boîte de prod’… Là j’ai deux courts sur le feu et je viens de réaliser mon premier clip, ouais, ouais, ça marche pas trop mal quoi…

Vous êtes monstrueuse !

Finalement, vous n’appartenez à aucun clan ; vous êtes plus ou moins exclue du petit monde de l’audiovisuel, et vous n’avez pas le statut intermittent. Pour autant, vous n’êtes pas non plus une vraie salariée, une honnête travailleuse gagnant sa vie comme tout le monde. C’est quoi, votre place ?
Votre devise, c’est : si tu n’arrives pas à faire des films, tu te dois au moins de faire de ta vie un film. Mais comment faire quand le quotidien vous rattrape ? On ne peut pas survivre en se payant péniblement un voyage tous les trois ans…
Vous êtes sans doute bonne à jeter à la poubelle.

Ou alors vous êtes une vieille chanson de Green Day. C’est déjà mieux, mais c’est pas encore ça…

I walk a lonely road
The only one that I have ever known
Don't know where it goes
But it's home to me and I walk alone

3 commentaires:

  1. C'est un peu aussi le statut du Journaleux , qui passe de rédac' en rédac ' pour être payé au lance-pierre . Et qui parfois est même obligé de bosser au noir pour des esclavagistes dont le magazine semble pourtant pété de tunes ( papier glaçé et nombreuses pub pleines pages à l'intérieur ) ...

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  2. C'est très bien raconté (et pour ma part, j'explique toujours que la BD est un milieu miséreux aux gens qui surinvestissent souvent l'image du faiseur de livres)

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    1. Au moins, nous n'aurons pas de regrets...!
      Merci, en tous cas, de toujours prendre le temps de commenter - moi conteeeente!

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