samedi 12 mai 2012

La vie normale. (1)

Vous avez vingt-huit ans. La plupart de vos amis sont soit propriétaires, soit mariés, soit, pire encore, parents. Vous êtes locataire, vous avez un travail un jour sur deux et vous êtes allergique à toute forme d’engagement – le simple fait d’acheter un billet de train deux mois à l’avance vous oppresse.

Votre grand-mère aimerait vraiment, vraiment, vraiment vous voir « en robe blanche », pour reprendre son expression. Et si vous pouviez accessoirement lui offrir quelques héritiers… Pauvre Mamie. Elle aurait sans doute été plus heureuse avec une autre petite fille, ou en tous cas avec une version de vous qui serait, par exemple, esthéticienne à Mulhouse (pardon à toutes les esthéticiennes de Mulhouse).

Le fait est que votre vie est tout, sauf normale. Et vous n’avez pas particulièrement envie qu’elle le devienne.
Il va falloir que votre grand-mère comprenne que vous n’avez pas grandi en fantasmant devant des princesses idiotes dont le seul but dans la vie était de se marier. Votre héroïne préférée n’était pas même une princesse – c’était Belle dans « La Belle et la Bête » et même qu’elle était trop cool, elle voulait partir à l’aventure et tout, et en plus elle lisait tout le temps et était super cultivée, nah.
Quand vous étiez petite, vous vouliez être un pirate, un explorateur. Vos modèles féminins étaient Marion Ravenwood, Ellie Sattler, Sandra Bullock dans « Speed » ou encore les héroïnes de James Cameron. Et encore – vous vous identifiiez plus à Indiana Jones.
C’est vraiment étrange que vous ne soyez pas lesbienne, tiens.

Le problème, c’est que la normalité de la vie a vite fait de vous rattraper. Même les grands aventuriers doivent se nourrir et se loger, et c’est là que le bât blesse. Fini de jouer, on ne rigole plus : vous êtes censée être une adulte responsable.
Que les choses soient claires : vous détestez ne rien faire. Travailler, vous ne demandez que ça. Le hic, c’est que vous ne parvenez pas à vivre de l’audiovisuel (y en a-t-il ici qui ne l’auraient pas encore compris ?). Vous faites des choses incroyablement intéressantes et formidablement bénévoles… Vous êtes donc bien obligée de vous tourner vers l’intérim et autres joyeux contrats à durée déterminée, en attendant qu’un vieux milliardaire pas trop libidineux amoureux de votre plume décide de vous coucher sur son testament avant de mourir sur un yacht dans la baie cannoise (attention, hein : il mourra dignement lors d’un grand moment culturel empli d’émotion, comme la lecture d’un bon livre. Pas en pleine gâterie prodiguée par une prostituée russe de seize ans n’ayant même pas de seins).

Or, ce qui est intéressant, quand on a un diplôme de «Technicien Supérieur de l’Audiovisuel, option Réalisation» (mention Très Bien, s’il vous plaît), ainsi qu’un «European Master of Arts, majoring in Audio-visual/Directing», c’est que, une fois sortis du contexte, ces diplômes ne veulent plus rien dire. En d’autres termes, quand vous cherchez du travail, vous vous retrouvez niveau Bac. Bac scientifique, mais Bac tout de même.
Vous avez donc été, pêle-mêle, femme de chambre, opératrice de saisie, gouvernante, secrétaire, réceptionniste, hôtesse d’accueil ou encore agent administratif (un terme poli pour dire que vous ouvrez du courrier). Vous vous refusez à travailler chez Mc Donald’s, Virgin ou tout autre entreprise où vous seriez confrontée à des clients et où l’on pourrait vous reconnaître – c’est idiot mais c’est comme ça.
Vous êtes très fâchée, pour ne pas dire blessée, quand certains de vos proches, parfois même votre père, vous énoncent des énormités telles que « mais pourquoi tu ne cherches pas un boulot dans le montage ou la production ? » … Ah ben oui tiens, vous n’y aviez pas pensé. Parce que bon, être assistante de production ou même servir des cafés à Kad Merad, c’est quand même drôlement moins bien que de distribuer le courrier dans tout le service paie d’une boîte du neuf-trois. Gnnnnn. Si vous pouviez être millième assistante régie, production ou même son, bien sûr que vous le seriez…
Vous voilà donc cantonnée à des tâches ingrates dans des sociétés diverses et variées.

Vous vous retrouvez ainsi confrontée aux gens qui y travaillent – des gens « normaux ». Inutile de mentir : cela fait parfois du bien. Vous êtes toujours très bien accueillie, et, cela ne surprendra personne, les gens « normaux » sont bien plus sincères et gentils que les joyeux drilles qui composent le milieu de l’audiovisuel. Moins de pétasses, moins de fils à papa, moins de fourberies, moins de vils personnages en tous genres – même si tous ne sont pas comme ça, cela va sans dire.
Les gens « normaux » sont toutefois plus… plus… comment dire… NORMAUX. Trop normaux. Parfois terriblement terre à terre et premier degré.

Eté 2010. Vous êtes assise dans le bureau du patron, signant la fin d’un CDD de cinq mois fort sympathique. Le patron en question, par politesse, vous fait la conversation pendant que vous dédicacez divers documents.
« - Alors, qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ?
- Ben, je vous l’ai dit, je veux être réalisateur, je prépare un court-métrage, là…
- Oui, je sais, mais bon, le cinéma c’est un hobby. Tu comptes faire quoi, pour de vrai ?
- … »
S’ensuivent quelques charmantes minutes moralisatrices sur la vie que vous devriez avoir. Espèce de saltimbanque !

Hiver 2011. Vous travaillez dans le service abonnement d’un grand groupe de presse – un service exclusivement féminin. Tout le monde est adorable et deux des filles ont le même âge que vous : l’une a un enfant, et l’autre… deux. Pouin pouin pouin pouuuuin (musique de la déception).
Le neveu du patron vient passer quelque temps au sein du service pour se faire de l’argent de poche ; lui aussi a votre âge. Vos collègues l’interrogent sur son avenir proche… « Oh, moi, je n’ai pas envie de me caser. Je suis jeune, j’ai encore envie de sortir, de faire la fête et de voyager ! »
« Tu as bien raison, roucoulent-elles en réponse, tu as le temps ! »… Après quoi elles se tournent vers vous : « et toi ? »
Vous ? Ben, tout pareil. Vous êtes trop jeune pour vous caser et vous voulez voyager. La sentence tombe immédiatement, d’un premier degré absolument déprimant : « Tu as tort - l’horloge tourne, tu devrais déjà avoir commencé à faire des enfants ! Tu n’es plus toute jeune ! », et blablabla, et prêchi-prêcha, et excusez-moi mais je croyais que les femmes avaient le droit de vote et pouvaient diriger le monde ?

Vous ne voulez pas cracher dans la soupe – vous avez toujours été accueillie très chaleureusement, et les personnes que vous avez pu côtoyer étaient des modèles de gentillesse. Mais, objectivement… vous êtes bien souvent la plus jeune, et on ne peut pas dire que vous ayez les mêmes sujets de conversation. Vos différents emplois sont purement alimentaires, et vous ne vous y épanouissez pas… du tout. Mais que faire d’autre ? Vous avez besoin d’argent, et le vieillard pas trop libidineux se fait attendre...


(à suivre dès demain!)

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