mardi 7 janvier 2014

Nouvelles et nouvelle.

Nom de Zeus - votre dernier post remonte à mai 2013. Bien des lecteurs ont du penser que c'était la fin. Vous-même, vous vous êtes demandé si votre blog n'était pas mort.
Oh, ce n'est pas faute d'avoir eu des choses à raconter! Entre de nouveaux tournages catastrophiques, des emplois alimentaires toujours plus tordus et de grandioses échecs, 2013 a été particulièrement fructueuse en anecdotes.
Manque de temps, manque de motivation - vous le regrettez grandement. Bonne résolution numéro 462: écrire, écrire PLUS!

Si vous n'avez pas toujours trouvé du temps à consacrer à ce blog, c'est aussi parce que vous avez beaucoup misé sur différents concours: scenarii, nouvelles, courts-métrages. Hier encore, vous écriviez, tourniez et montez un film avant le minuit fatidique (pour rien, en plus: vous êtes quasiment sûre de perdre. Étant donné le climat actuel de notre merveilleux pays, vous n'êtes pas sûre que des blagues sur le racisme ou la sodomie amusent les sponsors!)
Vous avez notamment participé à un concours de nouvelles, que vous n'avez pas remporté. Alors, à défaut d'écrire un nouvel article immédiatement (mais c'est pour bientôt, c'est décidé), voici un peu de lecture.

Bon, ce n'est pas très joyeux, et sûrement pas très original lorsque l'on vous connaît un peu. Mais à quoi bon brûler cette nouvelle en psalmodiant des incantations maléfiques?

Voilà la bête... bonne lecture, et belle année à tous!



L'EXÉCRABLE JOURNÉE DE MORGANE GRENIER
ou les pouvoirs insoupçonnés de la littérature


Morgane Grenier avait eu une journée particulièrement exécrable.
Il faisait froid, en ce mercredi soir ; un froid glacial, pénétrant. Les joues rosies par le froid, Morgane traversait Paris à grandes enjambées, pressée de rentrer chez elle. Elle fulminait; des bribes de sa journée ne cessaient de lui traverser l’esprit, en dépit de ses efforts pour les chasser. Sa colère se traduisait dans son pas, nerveux, rapide. Son grand sac en toile battait contre sa jambe, et le roman volumineux qu’il contenait ne manquerait sans doute pas de lui causer une belle ecchymose ; mais Morgane, bien trop furieuse, plongée dans ses pensées, n’y prêtait aucune attention.

Morgane vivait à Paris depuis près de huit ans ; la capitale était, pour elle comme pour tant d’autres, une porte ouverte vers la réalisation de ses plus grands rêves. Elle avait travaillé dur pour y intégrer la meilleure école de photographie, et en était sortie diplômée avec les honneurs. Ses professeurs s’accordaient à dire qu’elle irait loin et sa famille, venue toute entière assister à la remise de son diplôme, ne doutait pas de sa réussite imminente. Munie de son plus bel appareil, durement gagné grâce à de laborieux jobs d’été, Morgane était prête à conquérir le monde.
Un léger détail avait toutefois contrecarré ses plans : la concurrence. Les photographes ne manquaient pas, dans la Ville Lumière, et Morgane devait batailler ferme pour décrocher de maigres contrats. La jeune fille lumineuse et optimiste se changeait peu à peu en une jeune femme cynique et pessimiste, qui n’osait plus y croire. Celle qui rêvait de parcourir le monde avec son Reflex en bandoulière et d’exposer aux quatre-coins de la planète se contentait pour l’instant de photographier des mariages dans les recoins les plus obscurs de la banlieue parisienne, et serrait les dents en attendant le jour où elle pourrait montrer son travail, le vrai, à la bonne personne. Elle vouait une haine immodérée aux nombreux fils-à-papa qu’elle avait côtoyé durant ses études et qu’elle voyait désormais, de réseaux sociaux en réseaux sociaux, parcourir le globe à sa place avec ce qu’elle supposait être la moitié d’une semaine d’argent de poche.
Le monde devrait donc attendre : Morgane avait un loyer à payer, et aspirait à manger autre choses que des pâtes. La demoiselle ne manquait toutefois pas de ressources et, bien déterminée à prouver qu’elle pouvait, elle aussi, photographier un coucher de soleil sur le Pacifique Sud, elle s’était résolue à accepter toutes sortes d’emplois dit «alimentaires». Sa rage de vaincre prenait peu à peu le dessus sur sa passion première : elle ne voulait plus tant photographier que clouer le bec à ces anciens camarades, ces petits malins s’estimant photographes parce qu’ils avaient les moyens d’immortaliser leurs pieds sur le sable avec des appareils hors de prix. Morgane, elle, avait un œil, et elle le savait ; justice serait faite !

Un pas, un coup de sac, un pas, un coup de sac. Morgane progressait rapidement dans la nuit parisienne, ressassant ces sombres pensées.
Elle avait passé la journée à photographier, pour quelques malheureux billets, une jeune comédienne ; cette dernière était ravie du résultat, et ne doutait pas que ces clichés lui ouvriraient les portes du cinéma et de la gloire – ou, du moins, d’un bon agent. Morgane avait pris sur elle pour ne pas la décourager et lui dire qu’en dépit de sa jeunesse et de sa fougue, elle n’irait probablement pas loin – petite étoile parmi des milliers d’étoiles, tu ne brilleras pas sans un très bon carnet d’adresses… Et Morgane s’en voulait, s’en voulait d’être déjà si aigrie, si triste, si… terre à terre.
Elle avait ensuite trouvé le temps de courir à la librairie la plus proche et d’y dépenser une bonne partie de l’argent gagné pour s’y procurer, une fois n’est pas coutume, le dernier roman d’un auteur à succès. Petit plaisir coupable de l’année – s’offrir un bon gros pavé tout neuf, un beau livre sentant bon le papier et fleurant l’aventure…
Pas de lecture programmée, toutefois, avant encore de longues heures ; elle devait se rendre, un peu moins enthousiaste, à la dernière partie de sa journée : vêtue d’un tailleur austère et d’une écharpe orange ridicule, elle serait payée pour tenir le vestiaire lors d’un énième gala.

Morgane soupira au souvenir de cette soirée ; elle s’enfonça dans son écharpe et pressa le pas. Elle n’aspirait qu’à une chose : rentrer chez elle au plus vite, se caler dans son vieux fauteuil et lire jusqu’au bout de la nuit, lire jusqu’à tout oublier, jusqu’à quitter le monde.
Perdue dans ses pensées, elle ne prêtait pas attention à ceux qu’elle croisait, et encore moins à ce type étrange, entre deux âges, qui la dévisagea longuement.

La soirée s’était déroulée sans incidents ; Morgane Grenier était peut-être triste et aigrie, mais elle n’était certainement pas stupide. Polie et discrète, elle avait officié sagement pendant ce qui lui avait paru durer mille ans. Certes, on ne peut pas dire que l’annonce de sa collègue, qui lui avait déclaré partir vivre à l’autre bout du monde, l’avait mise en joie – cela avait même plutôt contribué à son humeur détestable. Morgane avait la sensation amère que sa jeunesse lui glissait entre les doigts, mais elle avait sourit poliment et congratulé l’heureuse voyageuse.
La fin de soirée approchait, et Morgane tenait bon, tendant en souriant les manteaux et les fourrures aux derniers visiteurs ; le monde entier semblait heureux et la petite hôtesse, de moins en moins sûre qu’être photographe soit une bonne idée, ravalait son envie de crier.
C’est alors qu’un grand brun s’était approché, son ticket en main. Son costume devait coûter plus cher que l’appareil photo de la jeune femme en face de lui ; quant à son sourire, il avait du lui coûter encore plus. Morgane lui tendit son manteau en souriant poliment, et c’est alors que la sentence tomba – allez savoir ce que le type avait bien pu lire dans son regard : « Voilà où ça mène, de ne pas faire d’études. »
Avait-elle rêvé ? Ce bellâtre avait-il REELLEMENT dit ça ? Le regard désolé de sa collègue le lui confirma. Comme dans un rêve, trop choquée pour réagir, Morgane le laissa partir ; longtemps après la fin de son service, elle serait encore enfermée dans les toilettes, à pleurer toutes les larmes de son corps.

Le simple fait de revivre ce souvenir en raviva la douleur ; de rage, Morgane envoya valser un caillou qui se trouvait sur son chemin. Cet infâme petit prétentieux – s’il savait !
« Faut pas vous mettre en colère comme ça, Mademoiselle… »
Tout sourire, le type-étrange-entre-deux-âges la regardait. Il marchait à ses côtés ; depuis combien de temps la suivait-il ? Morgane n’en avait que faire – elle était bien trop énervée pour avoir peur.
« Qu’est-ce que tu transportes dans ce sac ? »
Super. Voilà qu’il la tutoyait. Ca ne sentait pas bon, pas bon du tout – bien caché au fond de son sac à main, l’appareil photo de Morgane attendait, lui aussi, de rentrer chez lui. Morgane pressa le pas.
- Ben alors, on répond pas ?
- Pas le temps. Je rentre. Mon copain m’attend.
Bravo, Morgane, Oscar de la meilleur actrice ! Tout ce qui l’attendait, c’était une bonne tasse de sucre au thé, et le dernier Stephen King. Qui ne tente rien n’a rien – la mention d’un éventuel petit ami, implicitement experts en arts martiaux, suffisait parfois à décourager les encombrants prétendants nocturnes. Une petite sonnette d’alarme résonnait toutefois dans le tréfonds du cerveau de la photographe – elle avait déjà eu affaire à des dragueurs impénitents, mais personne ne s’était jamais intéressé au contenu de son sac. Oh, oh.
« Eh bien, ton copain attendra. Quelque chose me dit qu’il y a plein de trucs sympas, dans ce sac à main. Et aussi dans ton gros sac en toile, là. »
D’accord. C’était donc arrivé – pour la première fois de sa vie, Morgane allait se faire racketter. Racketter, comme une vulgaire collégienne ! Et voilà que le type commençait à sortir quelque chose de son manteau… La jeune femme s’attendait au pire : couteau ? Quand même pas un revolver ? Non, pas de revolver, elle lisait trop, et… QUOI ? Un tournevis ? Le type sortait un tournevis de sa poche et… il la menaçait avec un tournevis?!
Morgane se retint de rire. Elle n’eut plus envie de rire du tout quand le type la saisit par le bras.
« Ouvre ton sac. Maintenant. »

Morgane sentait, au bout de son bras libre, son gros sac en toile. Son roman. Stephen King avait l’art d’écrire des pavés. De très, très gros pavés. Sans vraiment réaliser ce qu’elle était en train de faire, Morgane balança son bras en arrière, et, avec plus de force qu’elle ne s’en serait crue capable, elle le projeta ensuite violemment en avant – droit dans le nez de son agresseur. Le coin du roman écrasa le visage de l’homme avec un gros « POC ». Sous le coup de la surprise, il poussa un cri et lâcha le bras de la jeune femme, tenant son nez à deux mains. Le tournevis roula à terre ; Morgane le regarda dévaler la rue et se sentit tout à coup beaucoup mieux. Comme… plus légère. Le type lâcha alors son nez et fit mine de se jeter sur elle ; mais Morgane, froide et déterminée, n’avait certainement pas peur. Le malheureux paya pour des mois de rancœur, de rage, de frustration ; il paya pour tous les gosses de riches, les photographes à la noix, les bellâtres arrogants ; il paya pour la vie que Morgane voulait, pour la vie que Morgane n’avait pas, et pour la vie qu’elle avait peur de ne jamais avoir.
Stephen King décrivit un grand arc de cercle et BAM ! Il acheva de détruire le nez de l’infâme personnage.

Morgane partit en courant, sans se retourner, serrant son livre contre son cœur. Elle courut à perdre haleine, courut, courut, et ne s’arrêta que quand ses poumons lui firent signe qu’ils ne pourraient pas aller plus loin.
Le pouvoir de la littérature… Seule dans la nuit glaciale, Morgane se mit à rire comme elle n’avait plus ri depuis des mois.