dimanche 5 décembre 2010

Projection et stressomètre (2)

Nous sommes vendredi soir, et vous entendez vos voisins faire la fête ; vous, vous mangez des Schoko-Bons devant un reportage sur Stéphanie de Monaco. Rien ne va plus. Autant écrire !

Deuxième année. Vous tournez en Super-16, et le thème est imposé : vous devez adapter une nouvelle...
Ca tombe bien, il y a une que vous aimez dans le paquet qu’on vous a distribué. Et, attention aux yeux, vous allez adapter Philip K. Dick. Steven l’a fait, et vous allez marcher sur ses illustres pas. Vous allez même en profiter pour rendre hommage à votre deuxième divinité, Tim Burton. Il se trouve que l’univers s’y prête, et vous êtes littéralement submergée par l’inspiration. Votre cerveau dégouline d’idées et d’hommages ; vous allez faire passer un vrai, beau message, le tout sur un fond de « La belle et la bête » (votre Disney préféré, bien évidemment).
En fait, vous ne pensiez pas qu’il serait aussi facile d’écrire un film « qui veut dire quelque chose », où vous pourriez caser certains de vos thèmes de prédilection (« le mariage, ça craint », « le mariage, c’est abominable », « évitez de vous marier »… Oui, bon, ben quoi ? C’est toujours mieux que « Pourquoi je ne jouis pas ? » ou « Pourquoi suis-je attirée par les animaux morts », non ? En tous cas, ça doit parler à plus de monde. Enfin, rien n’est moins sûr…)
Bref, tout y est, et vous êtes fière de vous ; cerise sur le gâteau, on encense votre scénario, votre découpage, et l’équipe technique aime votre projet. Vous avez fait votre premier casting, et trouvé de vrais acteurs – tout cela vous change des castings que vous organisiez dans le dos de votre mère sur Caramail quand vous étiez au lycée, pour des films que vous comptiez éclairer avec trois lampes halogènes (en pensant sincèrement que vous aviez de l’avenir en tant que chef opérateur).
Over-motivée, donc, vous partez en tournage.

Woohoo, les joies de la campagne! L’intégralité de l’équipe est logée chez l’un des joyeux membres, et vous avez tôt fait de boucher la fosse sceptique. Les acteurs ne sont pas contents (mais si, rappelez vous, les caprices de star, le lait de soja, tout ça…), et surtout, surtout, il fait moins un million de degrés.
Mais tout s’annonce bien ! De toute façon, c’est comme les colonies de vacances : merdique mais fun.
Premier jour de tournage : le temps est magnifique. Froid mais sec, grand soleil. Le décor est somptueux, et vous vous gavez de plans romantiques à souhait. Comme on dit, ça va avoir de la gueule. Vous attendez les trois prochains jours avec impatience, plus ou moins certaine que vous allez cartonner (naïve ET mégalomane. Oui, c’est triste).

Deuxième jour. Cinq heures du matin. Vous dormez. Non, vous somnolez, trop agitée de frissons pour réussir à vraiment vous reposer. Non loin de vous, vous entendez le cadreur parler avec la scripte :
- Qu’est-ce qu’on fait, on lui dit ?
- Je ne sais pas… on la réveille, tu crois ?

Bon. Vous décidez d’aller affronter votre destin. Vous êtes un courageux leader, et vous êtes prête à affronter tous les problèmes, à braver tous les dangers. « Me dire QUOI ? »
Oh, rien. Juste que deux mètres de neige sont tombés pendant la nuit, et que c’est foutu pour les raccords.

Yeah ! C’est chouette, la vie.

Croyez-moi, s’il y avait eu de la neige sur le tournage de « Apocalypse Now », on pourrait dire qu’il fut similaire au vôtre. Hahaha… La pointeuse peine à faire le point, tant ses mains sont engourdies par le froid. Mais vous ne pouvez, de toute façon, rien tourner dans l’immédiat, puisque le Nagra ne marche pas à cause du froid. Le Nagra ? Ben, la machine du son, quoi. Vous savez, le truc avec les bobines, celui que vous aimez bien manipuler parce qu’il vous donne l’impression d’être un espion pendant la Seconde Guerre Mondiale. Il a décidé d’hiberner, ce con.
Les acteurs deviennent officiellement fous, accessoirement. Pas fous joyeux, fous pathologiques. Bon, d’accord, l’actrice n’est pas censée jouer la scène en parka – plutôt en nuisette, en fait. Oui, la scène au milieu du champ. Ce qui vous vaut cette magnifique réflexion de son partenaire, qui n’a jamais tout à fait compris que ceci était un tournage étudiant : « Sur un vrai tournage, il y aurait un assistant qui lui enlèverait son manteau au dernier moment et partirait en courant ». En laissant ses traces dans la neige, connard ? C’est toi qui va avoir besoin d’assistance quand je t’aurais enfoncé la caméra si profond dans le cul que tu vas vomir de la pellicule pour le restant de tes jours.
Oh, c’est bon, hein – je ne suis pas méchante, c’est du seize millimètres. Du trente-cinq eut été plus douloureux.

Fort heureusement, tout n’est pas perdu : votre miraculeuse scripte a réussi à refondre le plan de travail de façon à ce que les raccords tiennent le coup – la neige peut désormais coller à la chronologie, et vous vous dites que Dieu existe.
Quoique. Considérant le fait que votre brillant assistant réalisateur (second degré) avait oublié le plan de travail à Paris, la brillante scripte (premier degré) n’a pas juste refondu le planning, elle a sauvé le film. Puissent les scriptes être bénies, songez-vous à table entre deux pots géants de rillettes (merci Métro).

Vous l’admettez : vous n’avez pas forcément été parfaite sur ce tournage, vous non plus. N’importe qui serait devenu fou, alors vous considérez qu’avoir été simplement tyrannique est une sorte de réussite. Et puis bon, personne ne comprend jamais les réalisateurs : vous n’avez pas exigé que l’on monte ce travelling dans la neige pour faire votre maligne – la scène ne pouvait juste PAS être tournée autrement. C’est comme ça.

De retour à Paris, vous pensez être enfin sauvée. Tout de même, c’est dans la boîte, et certains de vos plans sont vraiment, vraiment beaux. Vous avez rongé vos doigts jusqu’aux phalanges et perdu deux ans de vie en stress, mais vous avez survécu et, plus important encore, vous y croyez. Même si vous avez désormais des ennemis officiels (vous auriez peut-être du rester sur Caramail) et une potentielle réputation de chieuse.
Que le montage commence…


Hop, coupez, collez, coupez. Au sens littéral du terme, donc. Vous passez quelques jours dans les sous-sols de l’école avec votre fidèle monteuse, et tout se passe au mieux : votre pointeuse, qui a retrouvé ses doigts, s’en sert pour vous confectionner de merveilleux gâteaux au chocolat (monter, ça creuse), et vous décorez la salle avec diverses affiches de films ; tout ceci contribue à la bonne humeur générale dans ce petit nid douillet – si l’on excepte les chaises de jardin avec lesquelles l’école fournit les salles de montage, ainsi que la menace constante que l’administration vous tombe dessus (vous n’êtes pas censés manger ou vous amuser, nom de Zeus).
Et puis les professeurs viennent voir le film… Oh, ce ne sont pas des dragons, loin de là ! Les deux chefs monteuses chargées de vous accompagner au long de votre magnifique parcours sont, aux yeux des élèves, plus des copines qu’autre chose. Le hic, c’est qu’elles ne vont pas encenser vos films pour autant. En l’occurrence, le verdict est sans appel. Pour formuler les choses d’une façon simple, claire et concise : votre film est nul à chier.

Bon. Voilà voilà.

Que faire ?

Votre monteuse, qui ne renonce jamais, décide de prendre le problème à bras le corps. Vous filmez donc l’intégralité des rushes sur l’écran du banc de montage, et allez tenter de remonter le film sur ordinateur – ça sera tout de même un peu plus rapide, vous cesserez d’abîmer la pellicule qui, rappelons le, sera projetée par la suite, et non, ce n’est pas tricher si tout le monde fait pareil !

Restons lucides : il n’y a pas mille façons de monter un court-métrage de dix minutes. Vous obtenez donc quelque chose de simplement « moins pire ». Pas mieux, moins pire. Nuance.
Vous réalisez, accessoirement, que faire un film à effets spéciaux… sans effets spéciaux, ce n’était peut-être pas une si bonne idée que ça. L’un de vos personnages principaux n’est en effet rien d’autre qu’un pommier maléfique (oui, oui), et vous comptez faire passer cela uniquement à travers le contre-champ (le regard effrayé de l’héroïne) et les bruitages (mais vous êtes loin d’être ILM).
Pour l’anecdote, le film de l’un de vos petits condisciples impliquait une araignée géante. Encore des effets spéciaux en off, cela va de soi. Hum.

Et vous voguez doucement vers la projection, la peur au ventre…
La bonne nouvelle, c’est que la majorité des films projetés ne sont pas mieux que le vôtre – alléluia ! Et puis nous ne sommes qu’en deuxième année, les élèves se font encore plus ou moins plaisir, et peu de films sont des œuvres malsaines et masturbatoires. Disons plutôt que le tout est un festival de joyeux nanars.
La mauvaise nouvelle, c’est que votre film est projeté dans des conditions pour le moins apocalyptique. A commencer par un début en totale désynchronisation entre le son et l’image… Vous n’y pouvez rien, problème technique – en attendant, cela met le jury de mauvaise humeur. La projection recommence, mais comment décrire l’état de votre bande ? Votre image est prisonnière, en fait : elle est coincée derrière des barreaux. Littéralement : de longues, longues lignes strient votre pellicule de haut en bas. Miam. Plus rayé que ça, tu meurs (forcément : suicide) !

Etrangement, votre cerveau a réalisé une sorte de tri sélectif sur ces souvenirs, et vous peinez à vous rappeler en détail des critiques du jury… Vous gardez tout de même en mémoire cette grande phrase, que le professeur d’Histoire de l’Art vous a froidement jetée, d’un ton laconique, vous rappelant par là même votre humble condition de mortelle : « Vous ne croyez pas au cinéma ».

Eh ben celle là, c’est la meilleure !